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« L’entrepreneuriat est la base de notre prospérité »

Fondée en 1939, la société suisse PILATUS Constructions Aéronautiques SA développe et construit des avions uniques au monde. Dans l’interview, le CEO Markus Bucher parle des défis à relever sur le site suisse, de l’importance d’avoir des relations étroites avec les propriétaires suisses ainsi que des relations stables et contractuellement garanties avec l’UE. Il explique quels sont les avantages et les inconvénients du site en Suisse centrale et pourquoi l’entreprise augmente sa part de production propre. Il voit des chances pour Pilatus dans le marché en plein essor de l’aviation d’affaires – et dans une industrie suisse forte qui réalise des innovations en collaboration avec les hautes écoles.

Entretien :  Philippe D. Monnier

Malgré différents défis, Pilatus a enregistré une très bonne année 2024, avec une croissance du chiffre d’affaires de plus de 10%. Au siège de l’entreprise à Stans (NW), le CEO Markus Bucher a reçu tecindustry pour une interview détaillée sur sa stratégie, les opportunités et les défis.

Comment évaluez-vous les conditions-cadres en Suisse, en particulier en Suisse centrale, et leur évolution ?

La Suisse centrale bénéficie d’une excellente culture entrepreneuriale. Nos collaborateurs sont hautement qualifiés – c’est un atout majeur et, au final, le fondement de notre succès.

En revanche, la situation du trafic évolue moins favorablement, notamment en raison de la croissance démographique et de l’augmentation constante du trafic longue distance. Pour de nombreux collaborateurs vivant à Lucerne, les routes sont surchargées quotidiennement. Malheureusement, la Suisse est trop bureaucratique pour mettre en œuvre rapidement des solutions efficaces.

La situation du logement est également problématique : il y a trop peu d’appartements à proximité de notre siège. À court terme, je ne vois pas de solution, car nos lois et règlements en matière de construction sont parmi les plus complexes d’Europe.

Tout cela rend plus difficile la fidélisation de nos collaborateurs. Si le manque de logements et le stress quotidien lié aux trajets deviennent des raisons de démission, c’est un signal d’alarme.

Tous vos actionnaires sont suisses. Est-ce perçu comme un avantage sur les marchés, par exemple en raison de la neutralité helvétique ?

Il ne s’agit pas tant de la perception des marchés. Ce qui compte bien plus, c’est que nos actionnaires suisses aient une influence positive sur notre entreprise. Nous sommes extrêmement fiers que notre actionnariat soit enraciné localement, engagé envers la Suisse et prêt à fournir le capital-risque nécessaire à notre croissance. Grâce à leur proximité, nous pouvons aussi prendre des décisions rapidement et sans lourdeurs administratives.

Quels sont vos plus grands défis et opportunités ?

Côté opportunités : premièrement, nous servons depuis plus de dix ans un segment de marché extrêmement dynamique – l’aviation d’affaires – et cela même pendant la pandémie. La demande y dépasse toujours l’offre.

Deuxièmement, nous observons une demande croissante dans le segment des avions d’entraînement militaire, en raison du contexte géopolitique mondial. Nous avons notamment un excellent accès aux clients de l’UE. Dans ce contexte, une relation stable et contractualisée entre la Suisse et l’UE est absolument prioritaire.

Nous devons augmenter notre part de production interne afin de garantir la qualité, l’innovation et la précision.

Markus Bucher, CEO Pilatus

Et les défis ?

Les chaînes d’approvisionnement ne fonctionnent plus de manière fiable depuis la pandémie – ni en termes de qualité ni de quantité. Nous devons donc augmenter notre part de production interne de 25 % à près de 50 %, afin de garantir la qualité, l’innovation et la précision. Nous nous développons donc délibérément dans nos marchés, par exemple avec une nouvelle filiale en Espagne ; cette dernière pourrait aussi devenir stratégique si aucun accord n’est trouvé avec l’UE.

Un autre grand enjeu est la faiblesse du dollar américain. Comme l’ensemble de l’aviation d’affaires est facturé en dollars, cela nous affecte fortement.

En outre, la politique douanière américaine est certes un défi, mais moins critique que les problèmes de taux de change et d’approvisionnement. Heureusement, nous avons mis en place une stratégie pour les États-Unis avant le second mandat de Trump. Actuellement, nous employons aux États-Unis près de 400 personnes, y avons acquis deux entreprises et construisons de nouvelles infrastructures. En cas de besoin, nous pourrions produire aux États-Unis pour leur marché mais pas avant cinq à dix ans, car nos produits sont très complexes.

Beaucoup d’entreprises externalisent de plus en plus, mais vous faites exactement l’inverse. Vos volumes sont-ils trop faibles pour intéresser les fournisseurs ?

Exactement. Avec environ 150 à 200 avions par an, répartis sur quatre modèles, nos volumes sont très faibles. Après la pandémie, certains fournisseurs clés ont décidé de ne plus produire pour notre secteur. C’est pourquoi l’augmentation de notre production interne est une stratégie raisonnable et nécessaire.

La Suisse (centrale) dispose-t-elle d’un tissu industriel critique dans l’aéronautique ?

La majorité des fournisseurs aéronautiques se trouvent aux États-Unis et au Canada – très peu sont en Suisse. Mais dans d’autres domaines, nous avons de nombreux fournisseurs suisses, notamment dans les infrastructures, qui créent une valeur ajoutée considérable. Beaucoup d’innovations naissent aussi de notre collaboration avec des partenaires comme l’EPFZ et diverses hautes écoles spécialisées.

Une introduction partielle en Bourse serait-elle une option pour financer votre croissance et gagner en visibilité sur certains marchés ?

Absolument pas. Une fois par an, nous organisons une rencontre avec tous les cadres, la direction générale, le conseil d’administration et les propriétaires. Vous ne pouvez pas vous imaginer combien cette réunion annuelle est source de motivation et d’énergie. Chacun peut y parler directement avec les actionnaires. Notre structure, en dehors des marchés boursiers, est une grande force de Pilatus. De plus, Pilatus évolue dans un secteur cyclique et le développement de nouveaux produits est risqué – des caractéristiques peu compatibles avec les exigences des investisseurs orientés vers des résultats trimestriels.

Est-ce votre stratégie consiste à vous positionner sur des marchés de niche ?

C’est exact. L’aviation civile comprend trois grands segments : l’aviation internationale, l’aviation régionale et l’aviation d’affaires. Nous couvrons ce dernier segment, c’est-à-dire une niche qui pèse 25 à 30 milliards de dollars par an. Pour les deux premiers segments, les coûts suisses seraient trop élevés et une production en série ne serait pas attrayante pour nos collaborateurs.

Qui sont vos principaux concurrents ?

Aujourd’hui, nos principaux concurrents sont basés aux États-Unis et au Brésil. Mais demain, des entreprises chinoises et indiennes entreront aussi sur nos marchés.

Dans quels pays ou régions voyez-vous les plus grandes opportunités d’expansion ?

Notre marché se répartit ainsi : 40% aux États-Unis, 30% en Europe et 30% dans le reste du monde. Au début des années 1990, presque personne en Amérique ne pouvait articuler le mot Pilatus – aujourd’hui, près de 9% de tous les vols d’aviation d’affaires aux États-Unis sont assurés par nos quelque 2 000 avions en service. Le marché américain reste très prometteur pour nous. Nous travaillons également sur une stratégie pour l’Asie ; nous sommes donc en train d’analyser ce marché en détail et nous le considérons comme une opportunité et non une menace.

Il est de plus en plus difficile de trouver suffisamment de spécialistes ayant une formation aéronautique. C’est l’une des raisons pour lesquelles nous voulons nous développer à l'étranger.

Markus Bucher, CEO Pilatus

La majorité de vos collaborateurs travaillent en Suisse, en particulier dans la production. Est-ce que cette situation est appelée à évoluer ?

Nous employons actuellement plus de 3 000 collaborateurs à plein temps en Suisse. Mais il devient de plus en plus difficile d’y trouver des spécialistes ayant une formation aéronautique. C’est l’une des raisons pour lesquelles nous souhaitons nous développer à l’étranger. Une autre raison importante est que, pour nos clients et parties prenantes internationaux, il n’est plus acceptable que nous fassions tout exclusivement en Suisse.

D'un point de vue entrepreneurial, nous souhaitons être présents sur les principaux marchés, en tant qu’employeur, contribuable et fournisseur qui développe, produit, assemble et vend localement. Il y a cinq ans, environ 90% de nos collaborateurs travaillaient en Suisse ; aujourd’hui, ils sont 80%, et dans cinq à dix ans, ce pourcentage tombera probablement à 60%.

Comment assurez-vous la maintenance de vos avions, notamment ceux situés loin de Stans et de vos filiales ? La maintenance et la vente de pièces détachées sont-elles particulièrement rentables ?

Contrairement à l’industrie automobile, où les véhicules électriques nécessitent de moins en moins d’entretien, ce n’est pas le cas en aviation. Les avions électriques capables de parcourir plus de 2 000 kilomètres ne sont pas pour demain.

La maintenance de nos avions est assurée par environ 60 partenaires exclusifs répartis dans le monde, chacun ayant un territoire de vente défini. Nous nous concentrons actuellement sur l’amélioration de la qualité du service, des connaissances produits et de l’expérience client de ces partenaires.

La maintenance est certes rentable, mais notre objectif principal est de maximiser la valeur pour nos clients. Cela implique également que nos partenaires de maintenance puissent exercer leurs activités de manière rentable.

Bien sûr, nous utilisons de plus en plus l’IA. La Suisse est un véritable eldorado dans ce domaine. Nos partenaires – comme les EPF et les hautes écoles spécialisées – disposent d’un énorme savoir-faire.

Markus Bucher, CEO Pilatus

Quelle est l’importance de l’intelligence artificielle (IA) pour Pilatus ?

Avant de parler d’IA, il faut parler de numérisation. Dans notre secteur, de nombreuses entreprises n’ont pas encore complètement numérisé leurs processus et produits – en particulier dans la chaîne d’approvisionnement.

Chez Pilatus, nous avons introduit l’année dernière la dernière version de SAP.

Nous utilisons bien sûr de plus en plus l’IA. La Suisse est un véritable eldorado dans ce domaine. Nos partenaires – par exemple l’EPFZ et des hautes écoles comme la ZHAW – possèdent un savoir-faire immense. Nous pouvons mettre en œuvre ensemble de nombreuses idées concrètes. À l’avenir, nous pensons en premier lieu remplacer les tâches monotones comme le nettoyage ou le ponçage par la robotique.

Ce qui compte, c’est que pour favoriser l’innovation et l’IA, il faut non seulement des universités de pointe, mais aussi des entreprises industrielles comme Pilatus capables de réaliser des applications concrètes. C’est pourquoi l’esprit d’entreprise doit être renforcé en Suisse – et leurs détracteurs doivent comprendre que cet esprit constitue la base de notre prospérité.

Toutes les entreprises mettent en avant la durabilité, mais vos clients sont-ils prêts à débourser davantage pour des produits durables ?

Nous ne voulons pas que nos clients soient forcés de payer plus pour obtenir des produits durables. C’est pour nous-mêmes que nous nous sommes fixés des objectifs de durabilité, par exemple la neutralité carbone d’ici 2050. Ces objectifs sont aussi importants pour attirer les meilleurs talents de la génération Z.

Environ 99% de notre empreinte carbone provient des quelque 3 000 avions Pilatus en activité quotidienne dans le monde. C’est pourquoi nous avons investi dans la start-up suisse Synhelion, qui développe du carburant solaire. Cette jeune entreprise a besoin de beaucoup de capital pour se développer à grande échelle – et nous voulons y contribuer activement.

Et, pour finir, cinq questions courtes :

À quoi pensez-vous en premier le matin ? Je suis reconnaissant d’être en bonne santé.

Votre plus grande joie en tant que dirigeant ? Inspirer et motiver mes collègues – pour réaliser ensemble des innovations et renouer avec le succès.

Votre plus grand moment de frustration en tant que dirigeant ? Aucun, absolument aucun.

Que faites-vous pour vous détendre ? Passer du temps en famille. Et aussi faire du sport – comme le golf –, cuisiner et déguster du vin.

Quel conseil donneriez-vous à un jeune talent ? La persévérance et la capacité à s’accrocher sont essentielles pour réussir dans la vie.

Portrait de Markus Bucher 

  • Depuis 2013, CEO de Pilatus. Il est entré dans l’entreprise en 1986.
  • Formation : mécanicien en machines agricoles qualifié et économiste d’entreprise diplômé
  • Citoyen suisse résidant dans le canton de Lucerne.

Pilatus : chiffres clés

  • Chiffre d’affaires (2024) : 1,6 milliard de CHF
  • Nombre d’avions produits (2024) : 153
  • Résultat d’exploitation (2024) : CHF 243 millions
  • Nombre de personnes employées à plein temps (fin 2024) : 3326

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Dernière mise à jour: 24.07.2025